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Reinhard BACH, Université de Greifswald.
« La révolution au nom du peuple »

Vendredi 27 avril 2012.

 

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Lorsque Rousseau commence à élaborer les supports essentiels d’une philosophie politique qui apportera un changement de perspective radical, voire révolutionnaire, dans l’histoire des idées politiques, sa première approche est celle qui cherche à donner une voix au peuple, cautionnant son identité politique. Nous pouvons observer ce genre de réflexion, ou mieux, de tâtonnement, dans l’article Économie qu’il rédige pour L’Encyclopédie de Diderot. C’est de la notion de corps politique, conçu comme être moral et doué d’une volonté, que Rousseau conclut au concept de volonté générale. Il examine le rôle joué par ce qu’il appelle des sociétés particulières et de petites communautés, inhérentes au corps de la société politique, et l’enjeu – on dirait même « dialectique » – des intérêts particuliers dans la volonté générale, ce qui l’amène à résumer : « la volonté la plus générale est aussi toujours la plus juste, et […] la voix du peuple est en effet la voix de Dieu »[1].

On sait que cette inspiration est tout à fait sincère dans la pensée de Rousseau, que non seulement il veut donner une voix au peuple, qui n’en avait pas jusqu’alors, au concert des Lumières, mais encore qu’il s’identifie lui-même au peuple, à travers toute son œuvre, et tous ses énoncés. Une circonstance qui fait même de ses Confessions un livre d’une inspiration politique, le manifeste d’un « homme du peuple »[2], comme il dit lui-même. Destiné à rendre transparente l’évolution de ses convictions, il tient à faire comprendre « cette haine inextinguible […] contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs »[3].

C’est là la source d’une conscience sociale qui anime les idées politiques de Rousseau, lesquelles se trouvent notamment « matérialisées », si l’on peut dire, par la philosophie du Contrat Social. Et c’est elle surtout qui, colportée, vulgarisée et falsifiée d’innombrables façons, engendre tout de même cette démocratisation de la pensée politique des Lumières qui inspire, en dernière conséquence, l’idéologie de la Révolution Française et lui donne des ailes.... On connaît, par ailleurs, le souci profond éprouvé par Rousseau à voir falsifiée, aliénée d’une façon ou d’une autre, cette voix du peuple qui est l’âme de sa souveraineté, l’expression authentique de sa liberté et – par là même - de sa dignité de peuple. Avec la plus grande insistance, il fait dépendre la totalité de son modèle de philosophie politique de cette proposition : « la Souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée [...] Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentans, ils ne sont que ses commissaires [...] à l’instant qu’un Peuple se donne des Représentans, il n’est plus libre ; il n’est plus »[4] .

Or, il est bien connu qu’un lieu commun, si l’on peut dire ainsi, des acteurs de la Révolution sera le recours à Rousseau. Un recours contradictoire et disputé, comme on sait – même jusqu’à nos jours – et qu’un historien bien connu (un ami d’ailleurs que j’estimais beaucoup, Roger Barny) qualifiait même de « rousseauisme diffus ». Mais qu’en est-il de ce point névralgique que nous venons d’évoquer de l’idéologie propagée par Rousseau, de ce point qui – verbalement - semble unir toutes les fractions de la Révolution et les fait parler et agir « au nom du peuple » ?

Jetons un coup d’œil sur un texte peu connu, sans doute, qui concerne la Constitution de 1799, destinée, celle-ci, selon la proclamation officielle, à « sauver la République »[5]. Elle fut l’objet d’une déclaration solennelle, dite Grand Éloge de la nouvelle Constitution, de Cabanis, membre du groupe des idéologues, adhérent autrefois à « la société 1789 », et un des conspirateurs du 18 brumaire. Ce texte, par contre, nous semble révélateur d’un tournant d’idées – s’il en fut - qui, à regarder de près, reflète le véritable dilemme de l’hypothèque rousseauiste de la révolution. Car, d’un coup, l’idée centrale et animatrice de la « souveraineté du peuple », sauvegardée - d’une façon ou d’une autre - par toutes les variantes du discours révolutionnaire, y compris les différentes Déclarations des Droits [6], se présente alors comme une caricature de la pensée de Rousseau. Car Cabanis, dans son Grand Éloge, apprend au monde que dans un ordre social qu’il désigne comme « démocratie purgée de tous ses inconvénients (...) tout se fait pour le peuple et au nom du peuple ; rien ne se fait par lui ni sous sa dictée irréfléchie »[7] . Et il ajoute: « Dans le véritable système représentatif [...] le peuple est souverain, mais tous les pouvoirs dont sa souveraineté se compose sont délégués »[8]. Enfin, pour combler ce genre de camouflage vis à vis de la notion de souveraineté du peuple, il précise que « les choix des corps électoraux aux différents ordres de fonctions doivent partir non d’en bas, mais d’en haut »[9] . On ne saurait donc être surpris que ce texte de Cabanis, ce Grand Éloge de la nouvelle Constitution, trouve sa conclusion dans un appel adressé à ceux d’en haut, afin de les rassurer sur ce qu’une démocratie purgée de tous ses inconvénients pouvait représenter aux yeux d’un membre des Idéologues : « Propriétaires et capitalistes entreprenants, vos possessions vous seront garanties, le fruit de vos spéculations restera dans vos mains ; [...] toutes les dénominations de la haine sont abolies, il n’y a maintenant que des Français »[10] .

Qu’étaient donc devenues les promesses de liberté, d’égalité et de fraternité, entendues comme l’expression authentique du principe de souveraineté du peuple qui, mis en pratique, avait renversé l’ordre ancien ? Ce principe avait-il été renversé à son tour ? ou pire, au nom de lui-même ? La Révolution avait-elle été dupe d’une manipulation langagière ? Ou bien ne s’agissait-il que d’une « précision » des idées de 1789, comme le prétendent Sieyès, Condorcet, Cabanis, Roederer et les Idéologues ?[11]

Friedrich Engels, lui, finira par croire, comme il l’indique dans une lettre à Kautsky à l’occasion du centenaire de la Révolution, que celle-ci n’aurait pas eu lieu « sans que les plébéiens eussent donné aux proclamations de la Bourgeoisie un sens qu’elles ne possédaient pas et qui renversait complètement ce que les mots d’égalité et de fraternité voulaient dire ».

Et il ajoute que – «  ironie de l’histoire, comme toujours, – l’interprétation plébéienne de ces mots révolutionnaires fut le levier le plus puissant pour mettre en vigueur ce sens contraire – l’égalité bourgeoise, devant la loi – et la fraternité dans l’exploitation »[12] .

Or le problème, nous semble-t-il, a, d’un côté un aspect plus simple, et d’un autre un aspect plus complexe. Plus simple, puisque les porte-paroles du libéralisme n’ont pas vraiment changé d’avis entre 1789 et 1799 – ce qui justifierait l’interprétation de Engels – et plus complexe, puisque ce qu’on peut appeler le discours de la Révolution, ou encore les idées de 1789, et qui s’exprime, par exemple, par les différentes Déclarations des Droits, comprend – à regarder de près – essentiellement deux discours, deux idéologies. Deux discours, républicains tous deux, mais inconciliables à la fois. Et cela, dès le début de la Révolution, et même longtemps avant, quant à son fond.

Le premier aspect, c’est-à-dire une méfiance de principe envers le « peuple », accompagné de l’effet trompeur anticipé par Engels, est omniprésent et visible dès le début de la Révolution. Les porte-paroles du Tiers État, que ce soit Sieyès ou Condorcet, Mirabeau l’aîné, ou Roederer, ou quelque autre tenant du libéralisme, parlent volontiers de la « nation », pour éviter  le nom de « peuple ».

Condorcet, p.ex., se soucie, à la veille de la Révolution, de la possibilité d’un « despotisme de la populace […] à craindre dans tous les États où il existe de grandes capitales et de grandes villes de commerce »[13]. Et il pose la question : « Mais qu’est-ce qui rend dangereux la populace d’une grande ville ? C’est la facilité de la réunir (1), c’est son ignorance (2) et sa férocité (3); c’est donc en attaquant ces trois causes qu’on peut en prévenir les effets. Il n’y a que deux moyens de diminuer la facilité de réunir la populace : Le premier est la liberté entière de l’industrie et du commerce [...] Le second moyen serait de diviser chaque grande ville en quartiers, qui pourraient s’assembler pour leurs intérêts communs (..) et de faire les dernières subdivisions assez petites. [...pour être] sûr d’empêcher les associations spontanées de troubler la tranquillité publique »[14]. Mirabeau, de son côté, est également hanté par « l’ignorance (si profonde) du peuple »[15] et les « erreurs du peuple », tenant, selon lui, à « la langue vulgaire »[16]. « Le peuple, selon Sieyès, ne peut rien en commun. [...] Il n’a pas, ne peut pas avoir la faculté de délibérer, de vouloir comme peuple »[17]. Et il regrette que « le commun peuple qui se croit philosophe » se mêle de la politique : « que d’erreurs, que d’ambiguïtés éternelles »[18] par ignorance du fait que la politique « comme science, [a] sa langue propre. » ; « Malheur à nous, s’écrie-t-il, que la politique se vautre dans le langage usuel »[19].

Or, il ne faut pas chercher très loin pour s’apercevoir que Les Déclarations de droits, sauf celle de 1793, reflètent bien ce genre de prudence, qui s’exprime dans des formules comme celle-ci : « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation »[20].

Le second aspect est celui de la coexistence de deux discours républicains, deux discours révolutionnaires, incompatibles l’un avec l’autre, sous la ‘surface’ de ce que l’on a pourtant droit d’appeler Le discours de la Révolution. Cet aspect n’est pas aussi facile à pénétrer, et son intelligence exige des analyses approfondies à plusieurs niveaux. Le fait, lui-même, ne surprend plus aujourd’hui, dans la mesure où la recherche s’est habituée à reconnaître l’existence de « contradictions ». « Contradictions » qui, en vérité, regardent l’ensemble de la traduction des idées politiques, nées au temps des Lumières, en idées politiques et actions politiques dans le contexte révolutionnaire. Jean-Jacques Rousseau est au centre de cette discussion. Et des travaux extrêmement riches en suggestions, depuis Roger Barny jusqu’au volume, tout actuel, de Bruno Bernardi, Rousseau et la Révolution, et jusqu’à ce colloque, organisé par Luc Vincenti, tentent de rendre intelligible ce genre de réception d’idées, extrêmement complexe et souvent contradictoire.

Il faut encore ajouter que même les courants du Romantisme et de l’Idéalisme allemand, naissant en marge des événements révolutionnaires, et s’en prenant depuis Kant, Herder, Schlegel, Fichte, au matérialisme français et à son éthique utilitariste du civisme, voyaient en Rousseau un allié naturel, sinon leur précurseur.

Mais en dépit de toute cette complexité, revenons à notre thèse concernant l’existence de deux discours républicains, bien distincts et inconciliables, qui se disputent un vocabulaire, une terminologie révolutionnaire.

Pour rendre palpable ce fait et sa problématique, jetons d’abord un coup d’œil sur quelques témoignages contemporains, à commencer par Buonarrotti, un allié de Babeuf.

« Le parti républicain parut très nombreux, [...] quoiqu’on eût depuis longtemps aperçu les différences essentielles qui nuançaient ceux qui se rangèrent alors sous les bannières de la république. [...] Les uns prônaient l’influence exclusive de la classe favorisée par la fortune et par l’éducation ; les autres regardaient la participation de tous à la souveraineté comme une condition essentielle du bonheur et de la tranquillité durables de la société. [...] On a nommé ordre d’égoïsme [...] celui des économistes, et celui de Rousseau ordre d’égalité »[21].

Enfin, reflétant la situation depuis 1792, Buonarotti ajoute,  « A la même époque la lutte entre les amis de l’égalité et les partisans de l’ordre d’égoïsme devint plus caractérisée et plus animée »[22].

On peut être surpris de cette lucidité de Buonarotti, qui décrit non seulement deux groupes principaux d’acteurs et deux idéologies – « sous les bannières de la république » – mais qui qualifie aussi leur relation de « lutte » opposant les idées d’un ordre d’égalité, attribué à Rousseau à celles d’un ordre d’égoïsme, attribué aux économistes (qui est le nom plus usuel pour les physiocrates). Car, à en croire l’historiographie courante depuis Weulersse, les physiocrates n’avaient pas accès aux horizons intellectuels de la Révolution, encore moins du côté des idées plus particulièrement politiques. Par contre, selon l’aveu de toute une génération de chercheurs politologues[23], autour des années 1900 – bien oubliés de nos jours – c’est de l’école des physiocrates qu’émergeait, du temps des Lumières, la doctrine du libéralisme moderne, tant économique que politique. Et on leur attribuait, en matière de philosophie politique, la même importance qu’à Montesquieu, à Rousseau, et d’ailleurs à Mably. Un fait qui se trouve confirmé par un des plus célèbres contemporains : Diderot. Dans une lettre à un ami, que Diderot écrit sous l’impression de la lecture du plus fameux des livres de l’école physiocratique, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, de Le Mercier de la Rivière, nous lisons : « souvenez-vous de ce que je vais vous dire. Tout ce qui se fera de bien, ici ou ailleurs, se fera d’après ses principes. Le Montesquieu a connu les maladies, celui-ci a indiqué les remèdes, et il n’y a de vrais remèdes que ceux qu’il indique »[24].

Or, cette comparaison avec Montesquieu, l’autorité par excellence en science politique aux yeux des contemporains, prouve bien que les physiocrates n’avaient pas alors cette mauvaise réputation, tout à fait trompeuse, d’ailleurs, de sectaires bornés, restreints au domaine de l’agriculture et partisans d’un despotisme quelconque. Aussi Buonarroti, quand il opposait leur idéologie à celle de Rousseau, ne parlait-il pas d’économie, ni d’agriculture, ni de despotisme. Son observation du conflit des idéologies lors de la Révolution, par contre, coïncide avec une analyse de Pierre Leroux qui, lui, se montre tout à fait conscient déjà du problème langagier, couvrant une première forme de lutte idéologique entre deux conceptions républicaines incompatibles, l’une avec l’autre, qu’il appelle respectivement socialisme et individualisme : 

« Cette disposition, écrit Leroux  (entre individualisme et socialisme), n’est pas nouvelle; elle existait déjà dans la Révolution ; les hommes les plus avancés l’éprouvaient. Prenez la Déclaration des Droits de Robespierre : vous y trouverez formulé de la manière la plus énergique et la plus absolue le principe de société, en vue de l’égalité de tous mais, deux lignes plus haut, vous trouverez également formulé de la manière la plus énergique et la plus absolue le principe de l’individualité de chacun. Et rien qui unisse, qui harmonise ces deux principes, placés ainsi tous deux sur l’autel ; rien qui concilie ces deux droits également infinis et sans limites, ces deux adversaires qui se menacent, ces deux puissances absolues et souveraines qui s’élèvent toutes deux jusqu’au ciel et qui envahissent chacune toute la terre. Ces deux principes se nomment, et vous ne pouvez vous empêcher de les reconnaître, car vous sentez la légitimité dans votre cœur ; mais vous sentez en même temps que, nés tous deux de la justice, ils vont se faire une guerre atroce. Aussi Robespierre et la Convention n’ont-ils pu que les proclamer tous deux, et ensuite la Révolution a été le sanglant théâtre de leur lutte : les deux pistolets chargés l’un contre l’autre avaient fait feu »[25].

Cette description de Pierre Leroux fait entendre toute la dramatique de l’opposition en jeu, toute son importance au-delà de l’opposition entre la Révolution, en tant que telle, et l’ancien régime.

Or, les « systèmes conceptuels » qui s’opposent à l’intérieur du discours de la Révolution et dont Leroux n’observe dans cette analyse qu’un reflet plutôt superficiel, émergent et s’entrecroisent bien avant la Révolution. Rousseau n’en forme qu’un seul qui, lui, ne contient ni contresens, ni paradoxes, ni contradictions, quoiqu’on en dise. Et le prendre pour l’origine d’un égalitarisme, comme celui proposé par Mably, ou pire, pour la source d’un totalitarisme politique, serait méconnaître à fond l’inspiration de Rousseau. Par contre, Rousseau n’est pas, non plus, l’inspirateur d’un libéralisme qui, lui, se sert volontiers d’un vocabulaire républicain, sans éviter pour autant, d’être à l’origine d’un totalitarisme du marché. Mais c’est justement ce dernier aspect, cette lecture dite libérale du Contrat Social, qui – sous l’enseigne de l’Art social – s’oppose profondément à l’éthique politique que poursuivait la philosophie de Rousseau et, par ce fait, produit les contradictions que nous observons à l’intérieur même du discours révolutionnaire.

Il faudra donc pénétrer plus avant, approfondir la recherche, d’abord par une distinction claire et nette entre le niveau des notions et des concepts, d’un côté, et le niveau des mots et des discours, de l’autre. Cela exige le recours à une sémantique historique tenant compte, en plus, du plus grand nombre possible de textes, non seulement de ceux des grands auteurs, mais encore des textes de journaux, de lettres ou de toute une littérature pamphlétaire. Car, durant une longue période pré-révolutionnaire, tous ces textes forgent les concepts en question, les font connaître et les mettent à la disposition de tout le monde.

Il faut bien avouer, cependant, que ce genre d’investigation, en général, n’entre pas vraiment dans l’historiographie des idées politiques, telle qu’on la connaît, et qui, en général, ne regarde que « les sommets » reconnus pour le fil des idées, en comparant Hobbes à Locke, Montesquieu à Rousseau et ainsi de suite.

Nous avons donc un problème de méthode et un problème de définition du contexte qui doivent être pris en considération.

Pour ce qui est de la question de méthode, c.-à.-d., de l’analyse sémantique, le problème, à vrai dire, est encore plus complexe qu’on ne l’imagine au premier abord. Car pénétrer ce qu’on a appelé « le conflit de systèmes conceptuels » exige une méthode à la fois comparatiste et interconnectée au niveau onomasiologique des textes, qui dépasse largement les modèles purement sémasiologiques d’une recherche isolée au fil de « l’histoire des mots ». Nous avons décrit les détails d’une telle méthode et son application ailleurs, et l’essentiel des observations qu’elle permettait a fait l’objet de nombre de publications.[26]

Et pour ce qui est du contexte, il faudra bien prendre en considération aussi, et même surtout les textes à inspiration physiocratique (qui d’ailleurs ne portent que très rarement cette enseigne !!), puisque c’est là, dans ce corpus largement ignoré par l’historiographie des idées politiques, qu’émerge le libéralisme moderne, tant économique que politique. Et ce qui rend ce fait particulièrement délicat, c’est que la doctrine politique de ce libéralisme, développée par l’école des physiocrates, exploite tout à fait consciemment et selon une logique qui lui est propre, les idées et le vocabulaire du républicanisme de Rousseau.

Pour illustrer la situation à l’aide de quelques petits exemples, regardons d’abord  le terme si central et tellement excitant de liberté. D’un premier abord nous savons que pour Rousseau le concept de liberté est lié intimement au concept d’égalité – quand nous prenons pour point de départ la formation du concept de la volonté générale. Et il se lie également, et tout aussi intimement, au concept de moralité, quand Rousseau définit la conscience, la spiritualité de l’âme humaine, enfin ce qu’il entend par la « qualité d’homme » ou encore « la qualité de peuple ». « Renoncer à sa liberté, avait-il écrit, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. [...] Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté »[27].

Par contre, le même mot de liberté devient synonyme de propriété dans tout contexte physiocratique, à savoir (c.-à-d.) libéral. Il recouvre alors un sens tout à fait différent, et même opposé : 

« Par le terme de liberté, explique Le Mercier de la Rivière, en connaissance exacte des passages célèbres du Contrat Social, il ne faut point entendre cette liberté métaphysique qui ne consiste que dans la faculté de former des volontés. [...] Un homme conserve jusque dans les fers la liberté métaphysique de désirer, de vouloir ; mais il n’a pas alors la liberté physique de l’exécution. Je donne à cette seconde liberté le nom de physique, parce qu’elle ne se réalise que dans les actes physiques qu’elle a pour objet »[28].

Or, cette fameuse « liberté physique » est appelée plus loin, et dans le même contexte, « liberté de jouir » ou encore « liberté sociale » : « La liberté sociale, écrit Le Mercier, peut être définie une indépendance des volontés étrangères qui nous permet de faire valoir le plus qu’il nous est possible nos droits de propriété, et d’en retirer toutes les jouissances qui peuvent en résulter sans préjudicier aux droits de propriété des autres hommes. »[29]

Cette interprétation, tout à fait différente et même opposée à celle de Rousseau en ce qui concerne le concept de liberté, s’inscrit encore dans le contexte d’un autre changement de sens qui regarde directement l’idée de la souveraineté du peuple. Cette idée, d’abord rejetée par les physiocrates, mais remplacée très vite selon la même idéologie par la fameuse idée de représentation politique de la nation,[30] permettait pourtant, dès son apparition, une appropriation falsifiante des concepts-clés qui s’y liaient. Et cette appropriation de termes républicains rejoint et complète la revendication des physiocrates de parler au nom de la liberté : Dans son livre de 1767, (celui auquel se réfère Diderot) Le Mercier écrit : « Ceux qui ont adopté l’idée de déférer à une nation le pouvoir législatif, ont encore imaginé de la considérer comme ne formant qu’un seul corps ; et de là ils ont conclu que ce corps ne devait avoir d’autre Législateur que lui-même, parce qu’il ne pouvoit recevoir des loix que de ses propres volontés.

« C’est ainsi que les termes que nous employons au figuré, sont sujets à nous égarer par le peu de justesse qui règne dans leur application. Nous regardons une nation comme un corps ; nous disons qu’elle forme un corps, sans examiner ni pourquoi, ni comment. Il est certain qu’elle forme un corps dans tous les cas où un intérêt commun et connu imprime à tous ceux qui la composent une volonté commune : [....] pour qu’il y eût unité de volonté, il faudroit qu’il y eût unité d’intérêt »[31].

Avant de regarder de plus près ce passage de la « bible des physiocrates », comme on a appelé ce livre de Le Mercier, jetons encore un coup d’œil sur un autre passage, qui précisera le concept d’intérêt commun, dont il est question ici, et qui le relie à celui de liberté, anticipé plus haut :

« Voulez-vous qu’une société parvienne à son plus haut degré possible de richesse, de population, et conséquemment de puissance ? Confiez ses intérêts à la liberté ; faites que celle-ci soit générale ; au moyen de cette liberté, qui est le véritable élément de l’industrie, le désir de jouir irrité par la concurrence, éclairé par l’expérience et l’exemple, vous est garant que chacun agira toujours pour son plus grand avantage possible, et par conséquent concourra de tout son pouvoir au plus grand accroissement possible de cette somme d’intérêts particuliers dont la réunion forme ce qu’on peut appeler l’intérêt général du corps social... »[32].

Or, ce genre de lecture des notions-clés du républicanisme de Rousseau fait de l’égocentrisme la base de la communauté. C’est absolument le contraire de ce que toutes les notions de ‘sociabilité’, de ‘citoyenneté’, de ‘conscience sociale’ et de ‘dignité humaine’ voulaient dire chez Rousseau, et c’est absolument le contraire de la philosophie politique du Contrat Social. Mais les mots se ressemblent et le discours est un discours républicain, lui aussi.

Revenons donc à ce que Le Mercier disait sur la détermination de toute volonté par un intérêt, et qui d’ailleurs est un des arguments les plus essentiels et les plus centraux du libéralisme. (Destutt de Tracy lui a voué tout un livre qui sera le texte le plus important de l’école des futurs Idéologues sous le titre Traité de la volonté et de ses effets).

Mais ce vocabulaire et ces phrases, inspirés par un idéal de liberté et un sens démocratique,  comme il semble, puisqu’il est question d’intérêt commun, de volonté commune etc. peuvent bien mener à des erreurs profondes. Car, la volonté dont parle Rousseau est inconditionnée – « une fin en soi » comme dira Emmanuel Kant – c’est-à-dire « non échangeable » libre vis-à-vis de toute valeur d’échange pour garantir la moralité et la dignité  de l’homme. « Dans le règne des fins, écrit E. Kant, tout a un PRIX ou une DIGNITÉ[33]. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité »[34].

Or, la volonté dont parle Rousseau – et que Kant nous explique – n’a rien à voir du tout avec ce genre de volonté intéressée, à savoir déterminée par un intérêt, qui – selon Helvétius et selon tous les autres matérialistes, y compris les physiocrates – est « la loi de l’univers moral » : « Si l’Univers physique est soumis aux lois du mouvement, avait écrit Helvétius, l’Univers moral ne l’est pas moins à celles de l’intérêt »[35]. Soumettre la morale, comme toute volonté, par principe à un intérêt, comme font les physiocrates suivant cette « loi » formulée par Helvétius, aboutit nécessairement à ce genre de liberté qu’ils proclament. Une liberté, qui coïncide avec une éthique égocentrée, avec cet « individualisme » qu’avait décrit Pierre Leroux, une éthique utilitariste et un propriétarisme, en fin de compte, qui – poussé à ses conséquences extrêmes – correspond à une dictature du marché.

La somme des intérêts particuliers, dont parlent les physiocrates et tous les partisans du libéralisme, n’a rien à voir, non plus, avec le concept d’un intérêt commun et d’une volonté générale que nous trouvons dans Rousseau, bien qu’ils se servent des mêmes mots ou de mots tout à fait semblables. Car la loi de la concurrence, qui fait partie immédiate du concept de la liberté selon l’idéologie du libéralisme depuis Quesnay, ne laisse subsister que l’intérêt d’échange comme seul et unique lien de la société comme telle.

C’est un problème, d’ailleurs, qui commence à hanter des recherches d’inspiration théologique sur l’éthique sociale, qui recourent à Rousseau et au Contrat Social pour réactualiser l’idée d’une religion civile (le « ciment de la société »).

« Notre existence, avait écrit Le Mercier, est une consommation perpétuelle ; et la nécessité physique des subsistances établit la nécessité physique de la société »[36]. Partant de là, le programme politique des physiocrates ne semble répondre qu’à la constitution naturelle de l’homme, du besoin physique qui le fait travailler pour son existence jusqu’au désir de jouir et de s’enrichir. Et comme « les sociétés humaines ne peuvent subsister que par un échange continuel des choses dans lesquelles les hommes font consister leur bonheur »[37], comme le dit le matérialiste d’Holbach, il faudra bien faciliter cet échange continuel, retirer – d’une manière ou d’une autre - tout obstacle politique, toute prérogative embarrassante de l’État, et ‘laisser faire’ les enjeux de la concurrence, les lois du marché et celle de l’avidité humaine. Car, comme le prétend encore Le Mercier - d’ailleurs dans la tradition de Shaftesbury et de Hutcheson[38] : « Le plus grand bonheur possible pour le corps social consiste dans la plus grande abondance possible d’objets propres à nos jouissances, et dans la plus grande liberté possible d’en profiter »[39].

Et nous lisons encore dans d’Holbach, qui soutient tout à fait consciemment la philosophie des physiocrates : « Chacun de nous, pour son propre intérêt, est forcé d’être utile à des êtres capables de lui procurer les objets qu’il n’a pas lui-même. Une nation n’est que la réunion d’un grand nombre d’hommes liés les uns aux autres par leurs besoins ou leurs plaisirs. [...] C’est ainsi que les riches et les grands excitent l’énergie, l’activité, l’industrie de l’indigent ; celui-ci travaille à son propre bien en travaillant pour les autres »[40].

La conviction des physiocrates, de n’exiger rien d’autre qu’une reconnaissance des lois physique de l’existence humaine, explique, en outre, cette terminologie maladroite de despotisme, qui leur valait tant de malentendus. Le Mercier, l’inventeur de cette enseigne, inspiré par Le despotisme de la Chine de Quesnay, avait beau expliquer que son despotisme ne devait désigner qu’une  « autorité sacrée des loix [de la nature] »[41], qu’un « maintien religieux [de ces] loix »[42] et  comparer son idée au « despotisme » d’Euclide, dont les formules régnaient depuis deux mille ans. Il avait fourni un prétexte éternel de critique, méritant d’ailleurs le reproche de dogmatisme, populaire, certes, mais ne répondant pas vraiment et ni de manière clairvoyante à l’idéologie du libéralisme propagée par Le Mercier et les autres physiocrates. Un fait historique indéniable, qui, d’ailleurs, contribuait beaucoup à l’oubli de ces textes et avec cela à l’ignorance des sources de cet amalgame terminologique entre deux genres d’éthique politique sécularisée, entre le républicanisme de Rousseau et son exploitation au service d’une autre idéologie, celle du libéralisme.

Le philosophe John Rawls, par contre, pour ne citer qu’un auteur bien connu, était conscient de ce conflit, et du fait qu’il s’agissait aussi d’un conflit langagier. Et il a voué une de ses œuvres les plus importantes à l’analyse de cette opposition, née au sein des Lumières, entre l’éthique utilitariste du libéralisme, d’un côté, et ce qu’il appelle « une éthique du respect mutuel et de l’estime pour soi-même » de l’autre, qui, selon lui, est celle de Rousseau et de Kant [43].

Et c’est de l’idéologie du libéralisme et non pas de l’idéologie du Contrat Social, que sort, originairement, l’exigence d’une déclaration solennelle des droits de l’homme et du citoyen. Son inspiration, ainsi que sa prétention à l’universalisme, remonte encore à Quesnay, fondateur de la science nouvelle des Physiocrates. Mais qu’est-ce que cette science nouvelle plus concrètement ?

Pour se faire, rapidement, une idée plus proche de la réalité, que ce qui est colporté généralement quand on lit le mot « physiocrates », il faut bien admettre que l’École des Physiocrates s'entendait, elle-même, avant tout, comme une École politique qui, effectivement, tentait de fonder une science naturelle du politique sur une science naturelle de l'économie. Dans ce sens, son fondateur Quesnay reliait une lecture entièrement nouvelle de la théorie du Droit naturel (resserrée en théorie politique particulièrement par Pufendorf) avec une lecture également nouvelle de la science financière et économique inspirée surtout par Boisguillebert. Le contenu essentiel qui sort de cette synthèse, vise une libéralisation quasi totale de l'économie, dont la conditio sine qua non est une libéralisation aussi générale du système politique. Ces deux buts sont alors propagés par analogie avec l'objectivité des sciences naturelles et mathématiques - comme une simple reconnaissance des lois physiques qui déterminent le comportement de l’homme (ce qui se traduit, d’ailleurs, par le nom de physio-cratie = règne du physique) et, par là, comme une mise en vigueur dans l’ordre social, de ce que les Physiocrates entendent par l’ordre naturel.

Dans ce sens, la nouvelle lecture du Droit naturel, conçue d’abord par Quesnay, n’est en effet qu’une propagation, d’un bout à l’autre, des Droits naturels des Hommes [44]conformes à l’idée d’un ordre naturel des sociétés politiques.

Et nous rencontrons, depuis Quesnay et Le Mercier, et d’Holbach, d’ailleurs, cette triade de mots-clés, toujours en majuscules, LIBERTÉ, PROPRIÉTÉ, SÛRETÉ . Avec un « léger » changement en LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ et une « petite » transformation de sens (ÉGALITÉ veut dire « valeur égale pour valeur égale », selon Condillac et FRATERNITÉ veut dire l’alliance des besoins réciproques entre capitalistes et travailleurs, selon Le Mercier et Condorcet) elle occupera le centre de la propagande révolutionnaire. Et c’est encore Condorcet qui, en rappelant la déclaration des droits de Virginie,[45] exige une pareille déclaration pour la France, confiant à l’opinion publique la sauvegarde des droits de l’homme : « Le seul moyen, écrit-il, de prévenir la tyrannie, c’est-à-dire, la violation des droits de l’homme, est de réunir tous ces droits dans une déclaration, de les y exposer avec clarté dans un grand détail, de publier cette déclaration avec solennité, en y établissant que la puissance législative ne pourra, sous quelque forme qu’elle soit instituée, rien ordonner de contraire à aucun de ces articles »[46].

Qu’en est-il, alors, du problème de la voix du peuple dans ce concert polyphonique d’idées républicaines controversées et falsifiées ? Les problèmes de la diffusion, de la réception, de la vulgarisation, de la reproduction et de l’interprétation respectives de l’idéologie républicaine, sont-ils le fruit du hasard ?

Il est certain que les idées républicaines, ainsi que le vocabulaire qui les entoure et les colporte, sont omniprésents au moment de l’éclatement révolutionnaire. Et ce sont des pamphlets comme les Idées sur le despotisme de Condorcet, De la Députation aux États Généraux par Roederer (8 novembre 1788), la brochure Qu’est-ce que le Tiers État ? de l’abbé Sieyès, ou encore les innombrables Catéchismes, lancés depuis les années soixante par le parti des physiocrates, destinée à l’instruction politique des couches sociales les moins formées, qui – tous ensemble – formeront une sorte devoix du Tiers État. Son dénominateur commun est bien ce discours révolutionnaire amalgamé de toutes sortes d’exigences républicaines. Mais il serait naïf, pourtant, de vouloir reconnaître trop de spontanéité dans ces pamphlets qui donneront, comme celui de l’abbé Sieyès, une certaine direction à l’opinion publique. Car les physiocrates, à savoir les partisans du libéralisme, avaient depuis longtemps reconnu dans l’opinion publique le « quatrième pouvoir », la Regina del mundo, comme dira Le Mercier (pour reprendre un mot de Pascal), le pouvoir le plus important dans une société où les informations circulent librement, comme elles faisaient longtemps avant la Révolution malgré toutes sortes de restrictions. Ils exigent donc, à l’unanimité, une instruction publique, afin de ne pas laisser au hasard l’interprétation des grands mots républicains de liberté, d’égalité, de souveraineté populaire, etc., en vogue depuis les années soixante du siècle.

Quesnay, lui-même, en développe la toute première exigence politique en écrivant dans son traité Du Droit Naturel « la première loi positive, la loi fondamentale de toutes les autres lois positives, est l’institution de l’instruction publique et privée des lois de l’ordre naturelqui est la règle souveraine de toute législation humaine et de toute conduite civile, politique, économique et sociale » [47] .

Et c’est encore Le Mercier qui invente dans son livre de 1767 l’idée d’influencer l’opinion publique par un genre de pamphlets qui, sous le nom de Catéchismes, va en effet inonder la France pour vulgariser l’idéologie du libéralisme. « La publicité que doit avoir la connoissance évidente de l’ordre, écrit-il, nous conduit à la nécessité de l’instruction publique. [...] on a regardé la prédication évangélique comme nécessaire à la propagation de la foi : pourquoi donc n’auroit-on pas la même idée de la publication de l’ordre »[48].

Or, nous avons compté à peu près une centaine de Catéchisme du Citoyen, Catéchisme philosophique, Éléments de la morale universelle ou Catéchisme de la nature, La Morale du citoyen du monde ou la Morale de la raison, Catéchisme de la Constitution, La Loi naturelle ou Catéchisme du Citoyen Français, Catéchisme d’économie politique, ....qui, dans leur grande majorité, soutiennent, complètent et renforcent la vulgarisation d’une pensée politique – et morale – qui est celle des physiocrates, celle de leur libéralisme, celle de leur éthique utilitariste, conforme à la « société commerçante ».

Le Mercier, lui-même, publie en 1776, un grand Traité de l’Instruction publique, ou Considérations morales et politiques sur la nécessité, la nature et la source de cette Instruction. Et par ses thèmes, son langage et son vocabulaire républicain, ce texte présente un écho parfait à l’Émile de Rousseau. Il se réfère même directement à « l’Auteur de l’Émile », en revendiquant son prestige pour défendre l’importance de ce qu’il appelle alors « l’instruction domestique », dans le but de former des « citoyens...membres du souverain »[49]. Ce qui veut dire, en outre, que ce Traité de l’Instruction publique contient une déclinaison complète – et on dirait même ‘parfaite’ – du vocabulaire de la philosophie politique de Rousseau, de tout son langage,  jusqu’à la reconnaissance explicite d’un contrat social pour transformer l’homme en citoyen, et jusqu’à certaines formules tout à fait typiques de Rousseau, mais altérée dans le sens de l’idéologie du libéralisme. L’exploitation du vocabulaire républicain, dont nous avons parlé plus haut, n’est donc pas une simple suggestion. Mais rarement elle se montre dans cette grande transparence.

Il suffit, d’ailleurs, de comparer ce Traité de l’Instruction publique de 1776 aux textes des Catéchismes, par exemple à celui de Volney, publié en 1793 sous le titre La loi naturelle ou Catéchisme du Citoyen Français, ou encore au texte du prospectus d’un Journal d’Instruction Sociale, conçu en commun par Condorcet, Sieyès et Duhamel, en 1793, pour s’apercevoir de l’identité de leurs messages en faveur de l’éthique du libéralisme que prêchaient les physiocrates. Ainsi trouvons-nous aussi cette reconnaissance explicite dans Condorcet et Sieyès, quand ils écrivent : « Tel est le vrai système des économistes, qui n’a été calomnié que pour n’avoir pas été entendu »[50].

Et de plus en plus ces textes avertissent leurs lecteurs du danger de la séduction des « aveugles démocrates » dont parle encore Cabanis dans son Rapport fait au nom de la commission d’Instruction publique » de l’an 6 (1797).

Ici, comme partout à travers les textes de la Révolution, on s’aperçoit de cette lutte des deux idéologies républicaines qui se disputent l’influence sur l’opinion publique, qui se disputent le vocabulaire du discours de la Révolution et par là, la souveraineté d’interprétation de ce que les Déclarations des Droits veulent dire à la fin.

On en trouve des exemples sans nombre, même à travers les discours de Robespierre, quand il s’inquiète des « faux patriotes », du « masque de patriotisme », des « contre-révolutionnaires hypocrites », quand il déclare que « tous nos ennemis parlent le même langage que nous » et quand il constate, avec lucidité, quelques heures seulement avant son exécution : « La contre-révolution est dans toutes les parties de l’économie politique »[51]

Et rien d’autre que le souci de perdre le contrôle sur l’opinion publique n’avait hanté les fondateurs de la « Société de 1789 » Mirabeau, Roederer, Dupont de Nemours, La Fayette, l’abbé Sieyès etc. Une société que les contemporains appelaient aussi « Club de la propagande » et dont un des fondateurs, Roederer, inventa même une « Théorie de l’opinion publique » où nous lisons, entre autres : « l’opinion publique prend sa source au sommet de la pyramide, et va toujours en descendant vers les classes inférieures » . Et plus loin : « l’initiative de l’opinion appartient aux propriétaires, ils sont ses guides et ses organes, c’est à leurs intérêts, c’est à leurs discours, c’est à leurs lectures, c’est aux livres, aux journaux qui ont cours parmi eux, que le Gouvernement doit donner toute son attention ». En fin de compte, Roederer reconnaît qu’il s’agit, en 1796, de « conduire l’opinion publique par la ligne tracée entre les abus de la Révolution et les abus qui l’ont produite » puisqu’alors « le jour de l’ordre est arrivé ; la nation le demande » .

Nous voilà donc tout proche de ce que Cabanis dans son Grand éloge de la nouvelle Constitution avait déclaré, et bien loin de ce que les idées  républicaines de Rousseau avaient voulu inspirer.

Mais ce qu’il nous importait de montrer, c’est qu’il est tout à fait possible de pénétrer le pêle-mêle des discours républicains de la Révolution, en dépit du fait qu’ils utilisent le même vocabulaire. Et encore, qu’il est également bien possible de reconnaître l’origine et la genèse de l’aliénation du vocabulaire républicain, de l’aliénation d’un républicanisme démocratique en une autre idéologie républicaine qu’on appelle libéralisme.



[1]Ec. pol. P. 246 

[2]Œuvres, t. I, p. 1150

[3]Œuvres, t. I, p. 164 

[4]Du Contrat Social, p. 429 - 431

[5]Bredin, zwischen S. 288/289 (Illustrationen: Plakat...)

[6]Depuis le 26 août 1789 ...

[7]Cabanis (s. mein Text in les libéralismes) S.475 

[8]Ebenda, S. 481

[9]Cabanis 474

[10]Ebenda, S. 484  

[11]R. Bach, Du Contrat Social à l’Art social. L’aliénation physiocratique de Rousseau. www.rousseaustudies.com

[12]MEW, Bd. 37, S. 155

[13]Condorcet, Idées sur le despotisme, dans : Œuvres de Condorcet, Paris, 1847, S. 161 

[14]Ibid. S. 162/163

[15]B. Baczko (Ed.), Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire. Paris 1982, S. 75 

[16]Ibid. S. 82 

[17]Manuscrits, p. 39

[18]Ibid. S. 454

[19]Ibid.

[20]§ 3 de la Déclaration du 26 août 1789 

[21]Buonarroti, (1828), Paris 1957, t. I,  S. 25-32

[22]Ibid. S. 31

[23]

[24]I. Ph. May, Le Mercier de la Rivière, Paris 1975, S. 81 

[25]Leroux, S. 67

[26]Habilschrift etc...

[27]J.-J. Rousseau, Du Contrat Social (Paris, Pléiade, 1966, S. 356

[28]Le Mercier, S. 44

[29]Le Mercier (seine Hervorhebungen!), S. 45

[30]Le Mercier, De l’instruction, 1776, S. 98-102 

[31]Le Mercier, L’Ordre…S. 132-133;

[32]S. 47

[33]Hervorhebung durch Kant !!

[34]Kant, Fondements..S. 152 ;

[35]De l’esprit, S. 59

[36]Le Mercier, S. 20

[37]Holbach , Système de la nature, I, S. 345             

[38]

[39]Le Mercier, S. 51; Hervorhebung durch de Autor

[40]Système de la nature, p. 346 

[41]S. 185

[42]S. 193

[43]John Rawls, Théorie de la justice, (1971) Paris, Points, 2009, p. 293 

[44]Verweis auf Überschriften im Artikel „Droit naturel“

[45]Condorcet, Idées sur le despotisme, S.168 

[46]Ibid. S. 165

[47]Hervorhebung Quesnay, S. 84 der GF-Ausgabe

[48]Le Mercier, p. 66 ;

[49]Le Mercier, De l’Instruction, p. 111 – 115 ;

[50]Journal d’Instruction Sociale par les Citoyens Condorcet, Sieyès et Duhamel,  (1793), Paris, EDHIS, 1981, p. 13.

[51]Textes choisis, Paris (ES), t. III, p. 190 ; 64 ; 68 ; 124